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« 20 % d’élèves illettrés: réinventons l’école! »

Lu sur le site de l’HEBDO, 10.02.16) par Sabine Pirolt

«Je vais fort bien. Je suis gentiment en train d’envisager ma retraite, au plus tôt dans dix-huit mois, au plus tard dans deux ans et demi.  Je suis enseignant en 7 et 8  ème HARMOS à Bienne. Je termine une carrière que je qualifie de bonne et j’ai de beaux objectifs en vue. Dans ces conditions, c’est difficile de dire que ça ne va pas. Pourquoi arrêter si tôt? Parce que j’aimerais entamer une autre vie. Comme je suis instructeur, j’ai envie d’enseigner la plongée sous-marine, sous les tropiques de préférence. Il y a deux ou trois palmiers que je ne connais pas encore. J’ai aussi envie de voyager, de perfectionner mon anglais, mon allemand et mon espagnol et j’ai un projet humanitaire qui me tient à coeur. Je vais donc donner une nouvelle orientation à  ma carrière.

 

Voyager pour se motiver
J’avais 20 ans lorsque j’ai commencé à travailler. Au cours de mes 40 ans d’enseignement, je me suis demandé deux ou trois fois si j’allais changer de métier. Mais j’ai toujours trouvé les ressources nécessaires pour me remotiver. En fait, j’ai fait des pauses professionnelles: en 1978-1979, je suis parti quatorze mois en Amérique du Sud, seul, dans une «deux chevaux». En 1983-84, j’ai passé dix mois en Afrique avec deux amis, au Sahara, dans le Sahel, à l’ouest du continent et en Afrique centrale. Je réalisais des rêves. A mon retour, je retrouvais toujours un poste sans problème

 

La plongée, mon yoga
Par la suite, j’ai fait des pauses plus courtes. Au début des années 90, j’ai été deux fois trois mois en Allemagne pour perfectionner mon allemand, puis trois mois à New York et au Belize pour améliorer mon anglais et ma plongée. Puis je suis reparti quatre mois en Afrique du Sud pour l’anglais et la plongée avec les requins. La plongée,  c’est mon yoga. Lorsque je suis sous l’eau, j’oublie tout le reste. En 2014, je suis encore parti deux mois et demi aux Philippines. J’ai plongé et fréquenté une école tenue par des Canadiens pour perfectionner mon anglais. Je suis un privilégié, c’est certain. Et comme je suis célibataire et que je n’ai jamais voulu d’enfants, je suis libre de mes mouvements. Sans ces ouvertures sur le monde, je me serais lassé de ma profession.

 

Enseigner c’est éduquer
L’enseignement a toujours été un métier difficile. Mais ces quinze dernières années, la pénibilité s’est accentuée, cela explique l’augmentation du nombre de burn-out. Beaucoup de jeunes arrêtent, car c’est trop dur pour eux. Il faut avoir les épaules très solides pour enseigner et les stagiaires que je forme n’en sont pas toujours conscients. L’enseignement est surtout un métier de bon sens et de l’humain. Il y pas mal de gosses qui ne vont pas bien, mais des conseillers pédagogiques aux heures de soutien, il y une palette de solutions mises en place pour prendre en charge ceux qui vont mal. Bon, s’il y a cinq à dix enfants qui dysfonctionnement dans une classe, ça devient très difficile à gérer. Ca dépend alors de la personnalité du prof. Il doit jongler entre la rigueur, le lâcher prise et le dialogue avec les parents. Une fois pour toutes, il faut accepter qu’enseigner, ce n’est pas simplement transmettre un savoir. Celui qui arrive dans une école avec cette idée reste quinze jours et repart. Aujourd’hui, enseigner c’est éduquer, apprendre la vie en commun et les autres cultures. Cela rend d’ailleurs la profession plus intéressante.

 

Chapeau les parents !
Je dis souvent aux stagiaires que si quelque chose ne joue pas, ce n’est pas forcément de leur faute. Il ne faut pas trop prendre sur soi. On n’est pas responsable de la société actuelle. On assiste à une perte de repères: les divorces sont de plus en plus nombreux, les familles de plus en plus éclatées, recomposées et multi-culturelles. C’est un ensemble de phénomènes qui rendent la situation difficile pour les enseignants. Ce n’est pas évident de s’adapter et de naviguer dans des sociétés en constante évolution. Et de plaire au plus grand nombre. Le travail de l’enseignant est devenu plus complexe dans des classes toujours plus hétérogènes, face à des élèves parfois extrêmement difficiles à gérer. Lorsqu’il y a un problème avec un jeune, je demande très vite aux parents de venir me voir. Mais jamais je leur dis  «il faudrait faire ci ou ça» Le pire qu’un prof puisse faire, c’est de dire à un père ou à une mère comment éduquer leur enfant. Certains vont mal, car les familles sont en souffrance. Je me mets à la place de certaines d’entre elles et je leur dis: «Chapeau d’éduquer un enfant en 2016!» Combien de mères élèvent leurs enfants seules et ne les voient qu’à 18heures, après une journée de travail? Combien de gens provenant de  pays en guerre et réfugiés chez nous n’arrivent pas à trouver leur place? Leurs filles ou leurs fils vont forcément souffrir de la situation.

 

Réformes vite dépassées
Je ne parle même pas des avalanches de réformes scolaires vécues ces quinze dernières années. C’est dur de tenir le rythme. Auparavant, on avait un enseignement frontal: un prof devant la classe qui donne son cours. C’est ce qui se pratique au gymnase et à l’université. Aujourd’hui, cette façon de faire est totalement dépassée. On a mis en place le «socio-constructivisme». L’élève est censé se construire son savoir à partir de ses propres connaissances. Les enfants travaillent beaucoup en groupe. Pour l’enseignant, c’est plus intéressant mais plus difficile. Ça demande plus de compétences. Ce «socio-constructivisme» a été pensé durant les années 90. Mais entre-temps, la société a changé. La Suisse n’avait pas la même population qu’aujourd’hui. Auparavant, il y avait moins de problèmes dans les classes. C’était possible d’appliquer cette méthode. Heureusement, dans le canton de Berne, on a une énorme liberté pédagogique. Beaucoup de profs mélangent un peu toutes les méthodes.

 

Ralentir svp 
Dorénavant, les profs doivent également gérer les problèmes liés aux réseaux sociaux: les insultes qui finissent en bagarres dans la cour d’école, les photos dégradantes. Les réseaux sociaux, ce n’est pas forcément un plus pour les pré-adolescents. Mais c’est un travail supplémentaire pour l’enseignant qui constate également  l’impact des informations négatives que les jeunes peuvent lire dans la presse et voir à la télévision. J’entends souvent les élèves dire: «Qu’est-ce que j’ai comme avenir dans ce monde?» Si on fait la liste de tout ce qui ne va pas pour les pré-ados, ça fiche la trouille. Evidemment, toutes les époques ont eu leur lot de mauvaises nouvelles, mais le rythme s’est accéléré. Je le ressens dans les débats qu’on a en classe. Ça laisse les élèves perplexes. J’ai plusieurs amis qui n’écoutent plus les nouvelles, c’est trop démoralisant. Aujourd’hui, c’est difficile d’être un ado, un parent, un prof dans une société qui change en permanence. Parfois, j’aurais envie de ralentir le rythme pour laisser aux personnes le temps de s’adapter. Les changements rapides sont plus une source de stress que de bien-être.

 

PISA, HARMOS & co, un échec
Une question m’interpelle depuis longtemps. Selon diverses études, on a 20 % d’illettrés en Suisse. Après toutes les réformes et les changements vécus dans ma carrière, après tous les beaux discours des politiques qui ne veulent laisser personne sur le carreau, après PISA, HARMOS, le PER, l’ODED et bien d’autres abréviations savantes, après les énergies gigantesques investies dans l’école par tous les professionnels de l’éducation, comment est-il possible que ces chiffrent ne diminuent pas? Il serait enfin temps d’accepter que tous les élèves ne vont pas atteindre les fondamentaux des plans d’étude, soit lire, écrire et calculer. Je pense que pour ces élèves qui ont de grosses difficultés scolaires ou qui haïssent l’école, tout reste à inventer puisque les méthodes, quelles qu’elles soient échouent. Il faudrait que tous les acteurs de l’enseignement répertorient les difficultés, trouvent des solutions ensemble et essayent de donner ne fut-ce qu’envie à ces élèves de venir à l’école. Il y a beaucoup de bonne foi dans les sciences de l’éducation, mais on a sous-estimé les difficultés de la société actuelle.

 

L’école de la vie
Ce que je propose ? Osons la nouveauté, soyons courageux, faisons sauter les barrières de l’école et n’ayons pas peur de faire faux. Investissons massivement dans l’avenir des jeunes qui ont décroché. Mais autrement. Il faut oublier l’école de papa et grand-papa. Tout reste à inventer pour les élèves qui ont de très grosses difficultés et ceux qui haïssent l’école. Alors osons l’apprentissage par le sport, la musique, la créativité, l’art, le travail manuel, les stages, le travail en entreprise, le contact intergénérationnel ou avec les plus défavorisé, la nature, les animaux, bref, le contact avec la vraie vie et laissons les connaissances livresques de côté pour un temps. La classe ne serait alors qu’un lieu pour démarrer les activités qui se passent ailleurs.

 

Tous gagnants
Les élèves qui ont décroché retrouveraient peut-être l’estime de soi, la joie de vivre et l’envie de s’impliquer dans la société. Aujourd’hui, ceux qui sont considérés comme de «mauvais élèves» mettent les pieds au mur, refusent d’apprendre et font du chahut. Pour moi, l’essentiel est qu’un jeune n’arrive pas complètement révolté à l’âge de 15 ans. Car si un adolescent est bien dans sa peau et aime la vie, il ne restera pas en marge de la société et ne sera pas à sa charge plus tard. Un patron aura peut-être envie de l’embaucher, ce qui ne sera pas le cas s’il est complètement révolté et en décrochage scolaire. Et s’ils en ont envie par la suite, offrons à ces élèves la possibilité de combler leurs lacunes encyclopédiques, quel que soit leur âge et aux frais de la société. Au final, ça ne coûtera pas plus cher que d’entretenir des gens à l’aide sociale.

 

Adieu les principes
J’aimerais encore dire que, malgré les difficultés évoquées,  j’ai eu une chance inouïe d’avoir pu  travailler avec ces enfants et adolescents de toutes les nationalités. Ça m’a amené énormément de choses et permis de relativiser beaucoup de problèmes. Lorsque j’ai commencé à enseigner, j’étais extrêmement strict et rigoureux. Mais une carrière avec des jeunes amène à mettre beaucoup de principes immuables de côté. On peut me traiter de vieux croûton, d’accord, mais pas d’encroûté. Dans ma carrière dans la presque totalité des cas, j’ai eu de bons contacts avec les enfants. Je croise beaucoup d’anciens élèves et j’ai de bons retours. Ça me fait toujours extrêmement plaisir de les revoir. La semaine dernière, un ex-élève est venu me trouver. Il y a deux ans, j’avais parlé à sa classe de l’orphelinat pour lequel je m’investis au Burkina Faso. J’avais décrit les trente enfants qui dorment sur le béton et qui mangent de la bouillie de maïs à longueur d’année. Cet ado est venu me voir avec un billet de cinquante francs, de l’argent qu’il a économisé pour l’orphelinat. Je suis presque tombé de ma chaise. J’ai vécu un moment extraordinaire.»

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