Shinkansen
Dans le Shinkansen japonais, deux voyageurs à l’allure bien différente voyagent côte à côte. Le « Bullet train » file en direction du Nord, à une vitesse proche de 300kmh/h. Dès l’approche d’une courbe, elle redescend à 250km/h. De façon réflexe, le passager qui est assis près de la fenêtre (Bouquin) lève les yeux. Soudain soucieux, il s’adresse à son voisin (Irideur).
Bouquin
Un problème ? On ralentit !
Irideur
Pas du tout, après cette courbe, on traverse un village, alors
le pilote diminue sa vitesse : c’est inscrit dans son planning.
Bouquin
On traverse un village à cette allure ?
Irideur
Je m’entends, Monsieur : au lieu de croiser à distance de
rizière, on s’approche insensiblement d’habitations qui ne sont
plus qu’à 100 mètres de la voie.
Bouquin
Epatant, le progrès, chez moi, on va moins vite.
Irideur
Ne me dites pas que cela vous empêche de lire votre roman.
Bouquin
Il m’en faut plus. Et puis je suis comme votre train, je lis
vite. Sauf aux arrêts. Cela perturbe les arrêts. Vous ne
trouvez pas ?
Irideur
On n’y reste à peine 1minute…
Bouquin
Cela me dérange, moi. (il continue entre ses dents) Je vis dans
le monde, pas dans un circuit électronique…
Irideur
C’est pour moi que vous dites cela ?
Bouquin
(il regarde autour de lui) Je ne vois personne d’autre. C’est
pour vous, oui.
Irideur
Et vous allez donc prétendre que ce sont ces deux arrêts qui
vous on fait perdre 20 pages, soit 10 pages par 30 secondes ce
qui ferait en moyenne…
Bouquin
Les statistiques, ce n’est pas la lecture : qui vous parle de
moyenne ? Eh bien oui, je lis vite, mais ce ne sont pas les
arrêts en gare qui dérangent. Lorsque notre train s’arrête,
figurez-vous que mes personnages aussi s’arrêtent un instant,
comme figés dans une image arrêtée au cinéma. Vous voyez ?
Irideur
J’essaie de voir. Moi, mes personnages, (il montre sa cage
thoracique), ils sont tous comme endormis, là dedans, c’est très
différent ! Rien ne les dérange.
Bouquin
Et vous en avez beaucoup de personnages ?
Irideur
Au moins…
Bouquin
Soyez précis, s’il vous plaît ! Vous vous targuez de technique,
alors je veux de vrais chiffres. Combien en tout ?
Irideur
Vous savez donc que j’en ai beaucoup ?
Bouquin
(il lève les yeux au ciel) Moi aussi je vous ai observé pendant
le trajet : primo, vous avez détourné votre regard du paysage au
moins vingt fois, ça lasse un peu les rizières pendant une heure
; secundo, vous avez entamé au moins dix titres, que dis-je,
quinze titres différents ! Tercio, vous avez peine lu 20 lignes
par ouvrage. Vous niez ?
Irideur
Non, je ne peux pas. On me demande de tester la machine, d’aller
dans les recoins, je suis un représentant, je dois vendre,
vendre tout prix, et pour vendre il faut être compétent
Bouquin
Compétent ou pas, vous avez « éveillé » plus de trente
personnes, auteurs compris, qui étaient toutes prêtes vous faire
rêver pendant notre trajet, interrompu, je le confesse, par des
coups d’œil sur cette magnifique campagne, vert Véronèse et bleu
de Prusse…
Irideur
C’est vrai.
Bouquin
Et vous leur avez lâchement faussé compagnie en les laissant
tous, je dis bien, tous, en pleine action, ni éveillés, ni
endormis, mais en pause, sans même un marque-page.
Irideur
Je mets des bookmarks, s’il vous plaît !
Bouquin
Cela n’a pas le même charme : parfois une carte postale, parfois
un ticket de métro, parfois un ticket de caisse, parfois un mot
doux, et dans quelques années, vos marque-pages en disent plus
que les livres dans lesquels ils sont insérés.
Irideur
D’accord. Toutefois, je dois vous avouer que pas un des
personnages ne m’a séduit.
Bouquin
Comment voulez-vous qu’ils fassent, vous ne leur laissez aucune
chance !
Irideur
Je ne vous comprends pas. Et vous, 100 pages l’heure, vous ne
croyez pas que vous survolez un peu ? Que tout cela est au
détriment du sens ? Comment dit-on dans votre jargon : lire en
zigzag, c’est ça, lire en travers ? Pas joli joli, pensez donc
un peu l’auteur plutôt que de me vendre vos marque-pages.
Bouquin
En zigzag ne veut pas dire qu’on lit mal. D’ailleurs, les
zigzags, c’est bien ce qui manque dans votre truc. On ne s’y
retrouve jamais dans vos chemins, ce n’est pas comme en vrai.
Non, je ne peux pas imaginer un monde fait d’images voir les
unes après les autres, ou les unes avant les autres, sans
pouvoir jeter un il toutes en même temps, en glissant le regard
tout bêtement.
Irideur
Vous êtes négatif. Tout n’est pas aussi simple que vous voulez
le faire croire. Tenez, combien de pages vous ai-je fait manquer
en vous parlant ? 5, 10, 15 ?
Bouquin
Moquez vous donc. Le temps de parler, et votre pile sera peut-
être épuisée. Attention, ce petit jeu avec moi, et je peux
devenir méchant !
Irideur
Essayez donc, on en a tous vu d’autres, depuis qu’on existe. On
est trop plats, trop gros, nos écrans sont comme ci ou comme ça,
on a plus de capacité, on est peu lisibles entre chien et loup.
Bouquin
Il y a des chiens et des loups dans votre monde ?
Irideur
Figurez-vous que oui !
Bouquin
J’aurais parié pour des watts, des millivolts, des ampères ou
des lux, tiens !
Irideur
Chacun sa poésie. Reprenez vos personnages : ils en sont où,
maintenant, suspendus en l’air 250km/h, parfois plus dans les
lignes droites, montrez-les moi !
Bouquin
Rien de plus facile. (il ouvre le livre la page où son index
était glissé, montre le marque-page qui se trouve être le ticket
du Shinkansen) Qu’est-ce que je vous disais : commençons par le
commencement. Ce ticket me parle de vous et de notre
conversation aujourd’hui, 24 juillet 2011 !
Et votre bookmark, il dit quoi ?
Irideur
Il donne la date, ce n’est déjà pas mal.
Bouquin
Moi c’est écrit en kanjis et en katakanas sur mon ticket de
couleur turquoise : et vous ?
Irideur
En rien, c’est écrit en rien.
Bouquin
Lisez !
Irideur
C’est en anglais, car je n’ai pas eu le temps de changer le
menu.
Bouquin
C’est comme si vous me parliez chinois si vous me passez la
plaisanterie.
Irideur
C’est trop facile de vous moquer. Je peux changer la langue de
mes menus, je peux configurer, je peux downloader, copier,
effacer
Bouquin
Vous pouvez annoter ? Tiens, nous voilà à Yokohama ?
Irideur
Ne changez pas de sujet ! Oui, je peux annoter, mais ce n’est
pas aussi facile que cela.
Bouquin
Yokohama Le premier contact de l’Occident avec le Japon, le plus
grand port marchand depuis la nuit des temps, je veux dire des
temps d’ici, bien sûr. Et puis le grand incendie, et Paul
Claudel, si actif pour les victimes, s’interrompant entre deux
journées du Soulier de satin.
Irideur
Vous cherchez donc m’humilier, c’est ça. J’ai enfin compris
votre jeu. Ce n’est pas beau le name-dropping ! Cela fait snob,
et con la fois.
Bouquin
Allons, allons, vous perdez de votre superbe ?
Irideur
Vous vous battez sur un mauvais terrain. Claudel, moi aussi je
connais, j’ai ici l’oeuvre complète en format e-pub Monsieur !
Bouquin
L’avez-vous au moins lu ?
Irideur
Pas tout…
Bouquin
Jouez franc-jeu, please!
Irideur
J’ai lu quelques introductions, j’ai découvert l’Otage et
l’Echange, pas en entier, cela traîne un peu…
Bouquin
C’est pire que le zigzag cela !
Irideur
Minute ! Si jamais, je dis bien, « si jamais » j’ai besoin d’une
référence sur Claudel, j’ai tout, là, je vous dis. Je suis
incollable ! Tout!
Bouquin
C’est vrai, ça ?
Irideur
Essayez, vous verrez !
Bouquin
Vous me prenez de court.
Irideur
Vous avez peur !
Bouquin
Pensez-vous !
Irideur
Allez, Monsieur Bouquin. Posez-moi une question au hasard !
Bouquin
Au hasard ? En quelle année votre ami Paul a-t-il mis sa sur
Camille en maison pour les fous ?
Irideur
Si vous voulez. Suivez-moi bien ! J’allume, je clique sur la
touche «options », je clique sur l’écran l’onglet « search »,
oui, c’est en anglais, je dois configurer le menu, je tape au
stylet C_A_M_I_L_L_E cela mouline un peu, c’est la première
génération de ces processeurs, et voilà : 32 occurrences pour
Camille. Epatant, non ?
Bouquin
Et cela vous sert quoi ? Vous m’avez dit ce matin la gare que
vous aviez aussi tout Proust, toutes les Mille et une Nuits,
tout Et je n’ai pas ma date avec tout ça.
Irideur
Bref, j’ai un 2 giga, j’en occupe la moitié avec mes
collections.
Bouquin
(Il éclate de rire) Oh, cessez avec votre name-dropping vous.
Bas les pattes. Moi, je ne sais pas combien j’ai de gigas, là,
mais je sais que tout ce qui vous fait rêver me faire peur.
Irideur
Peur ?
Bouquin
Vous vous souvenez, au début des ordinateurs ? On vous vendait
une machine en vous disant tout ce que vous pourriez faire !
Irideur
C’est formidable cela, non ? C’est l’espace infini de
l’imagination ?
Bouquin
Devant un clavier AZERTY ou QWERTZ ? Cela vous branche, vous ?
Un crayon me suffit. Et je n’ai pas besoin qu’on me dise, comme
vous, tout ce que je pourrais faire avec ce crayon. Besoin de
personne, pas plus que Claudel, je suis sûr que personne ne lui
a dit ce qu’il pouvait écrire ou ne pas écrire.
Irideur
Nous représentons l’avenir, Monsieur, le progrès technique.
Bouquin
Parlons-en, je vois qu’il ne vous reste qu’un seul trait sur les
trois.
Irideur
Où donc ?
Bouquin
Là !
Irideur
Merde, c’est ma pile qui flanche…
Bouquin
Je vous ai l’il depuis un moment, vous êtes en pause et cela
consomme, oh, pas beaucoup, mais cela consomme néanmoins.
Irideur
Il faut que je signale cela. Je suis une des premières
générations. C’est notre faiblesse. Si vous voulez, dès que l’on
en a la possibilité, il faudrait mettre en charge depuis un PC,
par un Port USB, ou sur le secteur, avec un transfo.
Bouquin
C’est tout ce qui m’ennuie dans votre concept. Pas besoin de
secteur pour lire. Il suffit d’un peu de jour et hop
Irideur
La nuit ?
Bouquin
La nuit, je dors, Monsieur, ou j’allume, une bougie ou une
torche s’il le faut. Et vous ?
Irideur
J’ai une lampe en LED intégrée que j’allume s’il le faut. Je
peux lire dans la nuit noire sans déranger personne.
Bouquin
(Il le regarde longuement) Vous êtes tous comme cela ?
Irideur
Comment « comme cela » ?
Bouquin
Eh bien oui, vanter vos qualités physique plutôt qu’ parler de
ce qui vous nourrit ?
Irideur
Le train redémarre, vous avez vu ? 1 minute et 48 secondes, pile
! Ils sont forts tout de même, c’est beau la technique de
pointe.
Bouquin
Ne changez pas de sujet.
Irideur
Vous disiez ? Ah oui…. Non, nous ne sommes pas tous comme
cela. C’est un peu mon caractère moi de vouloir convaincre tout
le monde. Et comme je ne sais pas trop parler de moi, et qu’en
plus je ne saurais pas quoi vous dire, je parle technique, c’est
plus neutre, et on ne se met pas en défaut.
Bouquin
Vous, c’est quoi qui fait votre charme, dans le fond ?
Irideur
(réjoui) La taille, le design élégant, le poids, tenez, prenez-
moi en main…
Bouquin
Pas mal en effet.
Irideur
La couleur et l’ergonomie.
Bouquin
Le prix ?
Irideur
En tenant compte du change, de la capacité, cela revient
nettement moins cher que vous. La place: combien d’espace pour
tellement d’autres choses, grâce à nous, à notre grande mémoire
et notre taille.
Bouquin
C’est beau une étagère bien et intelligemment remplie : c’est
coloré, avenant, enrichissant. Vous, c’est nettement moins sexy,
design mis part bien sûr.
Irideur
Vous renouvelez la querelle des Horace et des Curiace ? A moi
Corneille !
Bouquin
Vous avez des intégrales dans l’estomac ? C’est cela ? J’ai
moins de mémoire que vous dans ce cas.
Irideur
Oh, pardonnez-moi, c’était un peu facile. Cela rassure les
intégrales, de savoir qu’elles sont là, au cas où. Au fait,
c’est le 10 mars 1913.
Bouquin
Quoi donc ?
Irideur
… que Claudel a enfermé un sculpteur de génie chez les fous, sa
propre sœur !
Bouquin
Je le savais, que croyez-vous ?
Irideur
Bref, nous sommes bientôt destination. Je vous laisse lire
tranquillement la fin de Bouquin
Je relis le Soulier de Satin pour la millième fois.
Irideur
Je n’ai une version complète, navré, c’est une version pirate
gratuite, ce n’est pas cent pour cent fiable.
Bouquin
Nous n’avons pas de pirates dans notre monde nous. Ou bien on
nous possède pour de bon, ou bien rien. Neuf ou d’occasion
Parfois il manque des pages, alors on cherche un autre
exemplaire, et on le trouve au bout du compte. Savez-vous que ce
beau pays fait tout vivre au moins 2 ou 3 fois ? Qu’il y a des
magasins où l’on trouve tout ce que l’on cherche vil prix ? On
vous-même vous, déjà, c’est vous dire.
Irideur
Je sais, c’est affligeant.
Bouquin
Vous avez bien résumé: c’est affligeant. (il regarde Irideur
avec compassion) Quand je vous feuillette, j’ai toujours
l’impression qu’il y a une feuille de plexiglas entre les mots
et moi, que je n’ai pas lu, en définitive. C’est comme voir un
Renoir en photocopie, même en couleurs, mais ce n’est pas ça. Il
y a bien l’idée de Renoir, mais ce n’est pas Renoir qui est
devant moi.
Irideur
Rien ne vaut un bon vieux musée, je sais, je sais. Nous, on est
prévus pour la vision documentaire, comme disent les
bibliothécaires. Autrefois, il y avait les microfilms, vous vous
souvenez ? On pouvait dévorer des livres entiers en négatif, sur
des écrans assez nuls, et on se tuait les yeux sur de petits
caractères, puis on trouvait la bonne page, on agrandissait, et
c’était un peu flou.
Bouquin
C’est meilleur aujourd’hui, ne vous plaignez pas !
Irideur
C’est vous qui me défendez ?
Bouquin
Mais je n’ai rien contre vous. Je parle pour parler et parce
qu’il faut que je défende ma croûte. Que deviendront les
négociants en papier, terme ?
Irideur
Vous avez raison, vous devez avoir une réaction corporatiste !
Moi, si cela devait m’arriver, je me battrais, comme vous.
Bouquin
Cela vous arrivera tôt ou tard ! Regardez le train vapeur, la
navigation voile, la voiture essence. Tout fout le camp, et il
vient un moment où il faut savoir disparaître.
Irideur
Vous reconnaissez ?
Bouquin
Je ne reconnais rien. Pensez au nombre d’inventions stupides qui
ont reçu un Prix ici ou là. Les encyclopédies en sont bourrées :
tous leurs inventeurs sont morts dans la misère. Ils avaient
découvert chacun une machine qui allait révolutionner le monde.
Voyez le résultat. On coupe toujours son pain avec un couteau
dents, point final.
Irideur
(rit de bon coeur) Me voilà plus tranquille. Je vais annoncer
cela la maison quand je rentrerai.
Bouquin
On lira toujours mieux avec un livre, un vrai, même si vous êtes
tous séduisants.
Irideur
Nous disparaîtrons alors ?
Bouquin
Vous êtes conçus pour l’élite. Le happy-few qui peut se
permettre d’acheter un tout dernier modèle, qui le remplit de
mille textes, qui s’en vante, qui vous sort dans le train – la
preuve – et qui surf entre les auteurs, les feeds de divers
journaux où le monde est réduit quelques centaines de
caractères, faute de place.
Irideur
Bien triste tout cela.
Bouquin
Attention, serein ne veut pas dire abruti dans son coin : je
suis toujours en éveil, l’affût des dernières techniques,
qu’est-ce que vous croyez ? J’ai joué au tennis virtuel et
Packman dans les années 80 Attention, vous clignotez !
Irideur
Merde Il me reste 5 minutes avant la mise en veille prolongée.
C’est chaque fois la même chose !
Bouquin
Comme je vous plains et comme je vous envie la fois. Vous êtes
si performant et si fragile la fois. C’est beau et romantique
finalement.
Irideur
On arrive, méfiez-vous ! On a 1 minute 48 secondes pour
s’extirper de ce beau wagon. Passez donc !
Bouquin
La beauté avant l’âge, allez-y !
Irideur
Au fait, je n’ai pas osé vous demander : qu’est-ce qui dépasse
de votre serviette ?
Bouquin
Mon agenda ?
Irideur
Non, ça ! (il sort un e-reader dont le coin dépassait peine de
la serviette en cuir de Bouquin).
Bouquin
Ce n’est rien, c’est comme ça, on m’a prêté l’un des vôtres
avant le voyage, à l’essai, je m’empresse de le dire ! A
l’essai.
Irideur
Eh bien voyons, comme ça, à l’essai. Dépêchez-vous, il nous
reste 50 secondes pour descendre. Vous n’êtes qu’un menteur.
Bouquin
Pas menteur. Je vis ma vie sans l’étaler.
Irideur
Monsieur Bouquin a honte, comme les premiers cinéphiles qui se
cachaient pour ne pas avouer au voisin de palier qu’ils allaient
voir un western en matinée ?
Bouquin
Pas du tout. On m’a conseillé de voyager léger.
Irideur
Vous m’avez menti depuis le début ! Quel est le modèle ? Un 350
! Bravo, le dernier cri ! Cachottier, comment je vais vous
croire après ce que vous m’avez fait subir ?
Bouquin
Moi ?
Irideur
J’y croyais vos arguments, j’étais prêt rendre mon tablier. Au
feu les écrans : retour au papier, au crayon, la gomme !
Bouquin
Calmez-vous. Descendez donc. 25 secondes.
Irideur
Oui, j’y croyais votre sincérité. Me voilà foutu avant l’heure.
Bouquin
Il ferme déjà ses portes, sacré Shinkansen. Mais non, vous
n’êtes pas foutu. Vous ne savez pas vous vendre.
Irideur
J’ai les plus beaux arguments qui soient : taille, poids,
performance
Bouquin
Vous n’allez pas recommencer. Je sais tout cela, d’ailleurs mon
modèle est mieux que vous !
Irideur
Je sais. Comme s’appelle-t-il ? Je n’ai pas demandé.
Bouquin
Comment s’appelle-t-ELLE ! Eh oui, Monsieur Irideur, elle
s’appelle Liseuse : c’est ma nouvelle compagne de voyage.
Irideur
(Beau joueur) Vive le français ! Je vous laisse. Je dois me
remettre en charge là, maintenant. (à ce moment, il s’éteint
brusquement)
Bouquin
Irideur ! Irideur ?Liseuse
Il s’est mis en veille.
Bouquin
Il est mort ?
Liseuse
Mais non, penses-tu, il se coupe avant d’être à plat. Il lui
faut une heure pour être regonflé bloc.
Bouquin
On ne peut pas le laisser tout seul !
Liseuse
Pas de risque, on ne vole pas ici.
Bouquin
On le prend au ryokan, on le charge sur le PC, on va manger un
om’rice en face, et on ne lui demande pas son avis.
Liseuse
C’est d’accord. (elle regarde Bouquin gentiment) Alors comme ça,
tu m’aimes encore ?
Bouquin
Mais oui je t’aime. Idiote. Tu es belle, slim, légère, tu as
plein de gigas, plein de collections là, tout ce que j’aime,
mais tu ne fais pas doublon avec ma bibliothèque.
Liseuse
Ah, bon, me voila tranquille. Tu me prendras partout où tu vas,
et tu laisseras un jour tes livres la maison quand tu voyages ?
Bouquin
Liseuse, voilà dix fois que tu me poses la question. Je n’en
sais rien.
Liseuse
Moi si.
Bouquin
Quoi, moi si ?
Liseuse
Tu ne l’as ouvert qu’une fois en dix jours.
Bouquin
Le « Soulier de Satin » ? Normal, on voyage, on bouge, il fait
chaud, humide, tu es plus pratique, le papier n’aime pas
l’humidité.
Liseuse
Allez, coupe-moi, j’ai besoin de dormir. Mets-moi en charge
comme lui, va manger. Je te rappelle que tu as 19 livres
commencés, 35 nouveaux et 110 non lus car tu les connais déjà !
Bouquin
Je clique sur éteindre et je confirme : assez parlé, Liseuse !
(il embarque Irideur qui sommeille déjà, jette un œil autour de
lui.) Un livre est livre et j’ai toujours le dernier mot. On ne
peut pas me mettre en sommeil prolongé, moi: ce sont mes
lecteurs qui s’endorment !
Le Shinkansen reprend sa route, après un arrêt d’1 minute à
peine. Bouquin se retrouve seul sur le quai après que la foule
des voyageurs se soit dispersée dans les issues diverses. Il y a
un air d’été suffoquant qui fait plaisir à ceux qui aiment
l’Orient et ses saisons violentes. Bouquin sait qu’ici, l’hiver,
la neige tombe à gros flocons. Puis, songeur, il prend la
direction du ryokan. Dans sa poche, les petites machines
attendent que leur sensei (maître) les rallume.
FIN.
Daniel Bernard, été 2011.